Le sac de chagrin

L'histoire du sac de chagrin


Elle arrive avec sa maman, Chaïma, CP, dans sa doudoune, ployant sous le poids de son sac à dos. Dehors, il fait froid, le vent souffle et il gèle. Elle a la goutte au nez, les joues roses. Elle porte tout le poids de la vie sur ses épaules : une journée d’école, et sa maman, par dessus le marché, qui lui a dit de venir au Centre social se faire aider pour ses devoirs.
Elle se fait du souci, sa maman :
« Est-ce qu’elle lit bien, Chaïma, Monsieur ? »
« Patience, Madame, on n’est qu’au mois de novembre, ça ne va pas si vite »


La petite essaie de se débarrasser de son sac, et je dois l’aider car les bretelles ne passent pas. Le sac est lourd, au jugé, trois kilos, le quart de son poids. Elle enlève sa doudoune, s’assoit et me regarde. Elle me connaît, elle est déjà venue. Je lui souris. Et, avec ce troisième sens qu’ont les enfants pour capter les sentiments des adultes, elle doit savoir que je lui veux du bien. Elle sent peut-être que je la vois comme Joëlle, ma petite fille. Elle sourit, elle aussi, d’un petit sourire pâlot, un peu triste, qui me crève le cœur.

 

Elle souffle, la vie est dure, l’hiver, l’école, les devoirs, les grands frères qui gueulent à la maison, la maman stressée parce qu’elle ne sait pas lire. Et elle a faim. Elle avait un goûter dans la poche de sa doudoune, elle le sort, me regarde comme si je pouvais lui interdire de manger.
« Prends ton temps, Chaïma »
Elle mange en regardant les autres enfants autour de la table, qui font du bruit. Elle n’est venue que deux ou trois fois, elle ne sait pas bien ce qui l’attend.
Quand elle a fini son goûter, elle me regarde encore, comme pour me dire de ne pas rajouter des douleurs à sa journée.
« Est-ce que je peux t’aider, Chaïma ? »


Elle tire son sac à elle. Elle commence à fouiller. Tous ses soucis sont dans ce sac : les devoirs de demain, les notes de la semaine dernière, les livres qu’il faut lire, les chiffres qu’il faut compter, et la pénible recherche du bon cahier et de la trousse dans le fatras de ce bourreau…. C’est son sac de chagrins : il ne laisse pas tranquille, toujours là, à rappeler qu’on a fini de s’amuser, à vous pourrir la vie. Il faut lui farfouiller les tripes, à l’aveuglette, en tâtant ; il y a un tel bazar que la table ne suffirait pas à l’étaler.
Elle tire sur quelque chose, sort un cahier bleue, soupire : ce n’est pas le bon. Elle refouille, paraît contente d’avoir trouvé ce qu’elle cherchait : le carnet de correspondance. On y trouve les devoirs à faire pour le lendemain. Mais elle ne sait pas lire, pas encore. Elle me tend le carnet. Une gomme frappe sa main, lancée par un CE2. Elle ramasse la gomme et la lance en riant. J’interviens, m’adresse au CE2 : « Du calme ou je te fais sortir » Il se calme.


Elle me regarde : je ne suis pas si commode que j’en avais l’air. Elle doute, se renfrogne, feuillette le carnet et l’ouvre à la page du jour, qu’elle repère de mémoire. Elle pointe les lignes qui indiquent les devoirs pour demain, sa torture quotidienne. Il faut lire quelques mots. Elle sait devoir y passer, se soumet gentiment.
« Pa, pa, papa ; Po, po, popo ; Pu, pu, pupu, Pi, pi, pipi » Elle dit en éclatant de rire : « Ka, ka, kaka ».
« Non ! Ca, ca, caca, mais c’est bien, bravo, Chaïma ! »
« Pi, ca, pica ; Co, co, coco ; Co, ca, coca”

Elle sait les lettres de l’alphabet et elle a pigé la mécanique syllabique. Et elle peut lire des mots entiers, comme fille ou garçon, qu’elle reconnaît par sa mémoire visuelle grâce aux petites images au-dessus des mots, dans l’approche à la fois syllabique et globale de l’apprentissage du français, à laquelle j’adhère volontiers. Je pourrai rassurer sa mère : elle lira au printemps. Pas tout, bien sûr, mais elle déchiffrera.
Mais ce n’est pas fini, il y a du calcul ; elle refouille dans son sac car il faut un crayon ; mais elle n’a rien pour écrire et ne trouve pas ; elle me regarde, me faisant comprendre qu’elle compte sur moi pour la sortir de là. . Dans ce sac de trois kilos, il n’y a pas un crayon ni la moindre pointe Bic. Pas la moindre feuille de papier de brouillon non plus, sur laquelle écrire. Heureusement, j’ai ce qu’il faut : une trousse avec crayon, stylo, gomme, compas, règle, et du papier, car son sac n’est pas une exception : tous manquent de quoi écrire et je n’ai pas d’explication à ce mystère.
Je lui tends un crayon et une feuille. Elle doit écrire les chiffres jusqu’à dix. Elle est toute fière de me montrer qu’elle sait, et elle sait, en effet.
« Bravo, Chaïma, tu as bien travaillé ».


C’est l’heure où sa maman vient la chercher. Son immeuble est tout proche, mais une petite fille de six ans, seule dans la rue, on ne sait jamais.
Elle enfile sa doudoune, met son bonnet de laine, prend son sac qu’elle essaie de mettre sur son dos, et que je l’aide à mettre parce que les bretelles accrochent les boutons de sa doudoune.
« Au revoir, Monsieur » dit-elle.


Et elle quitte le local, pliée sous le poids de son sac.

 

Michel D.
 

 
Dernière modification : 29/09/2018